

Tribune du Monde
Alors que Donald Trump est investi, l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn et la politiste Mélanie Heard appellent, dans une tribune au « Monde », à une mobilisation politique pour défendre le rôle fondamental de la science dans la vie publique.
Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche suscite une profonde inquiétude de la communauté scientifique en raison de ses positions sceptiques vis-à-vis du consensus scientifique et de ses choix de nomination qui témoignent d’une claire hostilité aux faits établis. Une politisation sans précédent de la direction des institutions de recherche et des agences s’annonce aux Etats-Unis, menaçant la rigueur et l’intégrité des décisions fondées sur les preuves dans des domaines aussi cruciaux que le climat, la santé publique ou l’innovation. Mais ce n’est pas seulement la science qui est menacée, c’est aussi le rôle qu’elle joue dans la démocratie.
Les nominations controversées concernent, bien sûr, le Health and Human Services, équivalent du ministère de la santé, confié au conspirationniste et antivax revendiqué Robert F. Kennedy Jr : un « danger » sur lequel 77 Prix Nobel ont alerté, début décembre 2024, le Sénat, qui doit valider cette nomination.
Les têtes vont aussi changer dans plusieurs agences : la NASA, attribué à Jared Isaacman, qui n’a pas de formation scientifique et rejette le consensus sur le changement climatique ; le NIH (l’Institut de la recherche médicale), confié à Mehmet Oz, une personnalité médiatique controversée qui a fait la promotion de traitements médicaux non éprouvés ; l’EPA (l’agence de protection de l’environnement), pour laquelle le Sénat a examiné la nomination de Lee Zeldin, opposant radical à toute protection de l’environnement.
Ces nominations illustrent le mépris de Trump pour les consensus scientifiques, notamment ceux qui freinent son programme de déréglementation. Le président a promis de « purger », avec l’aide d’Elon Musk, certaines agences scientifiques fédérales comme les CDC (centres de surveillance des maladies et de gestion des épidémies), la FDA (agence de régulation des médicaments) ou l’EPA, arguant qu’à ses yeux, elles sont « biaisées », « inefficaces » ou « antibusiness ».
Liberté scientifique et liberté tout court
Les scientifiques américains sont aujourd’hui fortement mobilisés pour défendre la science. En ce qui concerne le changement climatique, que Trump qualifie de « canular », 30 000 chercheurs de l’American Geophysical Union ne craignent pas seulement une baisse de leurs financements ou un retrait des Etats-Unis de l’accord de Paris, mais une réelle censure, et se mobilisent pour empêcher toute destruction future des données de la recherche.
Côté santé publique, l’opposition à la nomination de Robert F. Kennedy Jr. vient de monter d’un cran avec la publication d’une lettre ouverte signée par plus de 700 professionnels de santé, qui exhortent le Sénat à rejeter cette nomination.
Plus marquant encore, pour l’investiture de Donald Trump, l’éditorial de la revue scientifique interdisciplinaire Nature, publié le 15 janvier, alerte sur le lien entre liberté scientifique et liberté tout court : « Nous, rédacteurs de la revue scientifique internationale Nature, expliquons pourquoi, selon nous, la science est essentielle à la capacité d’une administration à maintenir la santé, la prospérité et la sécurité du pays. »
Car, au-delà de la communauté scientifique, défendre la science, c’est aussi défendre la démocratie. Une démocratie, disait le philosophe américain John Dewey (1859-1952), ce n’est finalement rien d’autre qu’une « communauté compétente pour traiter elle-même ses problèmes en appliquant les méthodes de la science » (Democracy and Education, 1916). Par conséquent, une menace pour la science est toujours simultanément une menace pour la démocratie – et réciproquement. Science et démocratie dépendent pareillement de la promotion de l’esprit critique éclairé et de la discussion ouverte dans toute la société. Elles partagent une seule et même méthode : l’enquête rationnelle à partir d’un accès libre et égal de tous aux faits et aux arguments.
Si le débat scientifique n’est certes pas un débat démocratique, puisqu’il ne se conclut pas par un vote, pour autant la vie démocratique comme la démarche scientifique reposent sur des étapes essentielles : partager des constats fondés sur le réel, confronter des hypothèses ; savoir évaluer et s’adapter. Car la démocratie ne consiste pas seulement à compter nos voix : elle repose plus fondamentalement sur une délibération correctement informée, équilibrée et ouverte à tous. A l’inverse, populisme et obscurantisme en appellent aux émotions, s’allient pour trahir les faits, radicaliser les débats et façonner ainsi des vérités alternatives ou des opinions qui font fi de la complexité du monde.
Proposer une vision globale
De ce côté-ci de l’Atlantique aussi, de nombreux scientifiques pensent que la mobilisation pour défendre la place de la science en démocratie ne connaît pas de frontières. L’urgence globale est à rebâtir les fondements politiques du dialogue entre la science, les responsables politiques et le public, car le dénigrement de la 2 science n’est pas seulement une menace pour la recherche ou pour l’innovation : c’est, au même titre que le sont les dangers économiques et géopolitiques, une arme contre la démocratie.
Comme l’a rappelé le rapport de Mario Draghi sur la croissance en Europe (septembre 2024), la science et l’innovation ne sont pas tant des fins en soi que des moyens indispensables à la bonne santé économique mais aussi sociale et, in fine, politique de nos démocraties. L’ampleur de la menace appelle notre engagement. Formons le projet d’un forum qui réunisse tous ceux qui défendent la science dans la société : ceux qui font la science dans nos laboratoires mais aussi les médiateurs qui la diffusent dans nos écoles et nos musées, les enseignants qui la transmettent, les ingénieurs, les entrepreneurs, les médias et les influenceurs, les financeurs et les mécènes de la recherche et de l’innovation.
Mais il n’est plus temps de travailler en silo, de défendre ici l’esprit critique des enfants et là les carrières des femmes ingénieures, ici l’investissement dans la recherche et là le parcours des innovateurs. L’urgence est de proposer une vision globale de la valeur politique de la science pour notre société. D’ici à 2027, nous devons faire émerger une réflexion politique partagée réunissant tous ceux qui veulent que la science inspire notre jeunesse, nourrisse la croissance et le progrès social, guide l’action publique face aux défis du siècle et façonne le vivre-ensemble pour renforcer nos démocraties.
Rectificatif le 21 janvier à 10h45 : le nouveau patron de la NASA choisi par Donald Trump est Jared Isaacman. Jim Bridenstine l’avait précédé à ce poste entre 2018 et 2021. par Agnès Buzyn Et Mélanie Heard Tous droits réservés Copyright(c) Le Monde b37cf55645c28f22a81914783507811b042A44C54T11Q42608a9e ae Parution : Continue 3