“Aux maths citoyennes, citoyens !” : la consultation du CNRS sur les maths.
Le 8 décembre 2025, le CNRS a présenté les résultats d’une initiative originale et innovante : pour la première fois, le CNRS a donné la parole aux citoyennes et citoyens sur leur rapport à une science, les mathématiques. Lancée le 10 mars 2025, la consultation nationale « Aux maths citoyennes, citoyens ! » a interrogé la place des mathématiques dans la société. L’idée était de s’appuyer sur les représentations des citoyens pour identifier les leviers permettant de favoriser l’accès de tous aux maths. Cette initiative s’inscrivait dans le prolongement des Assises des mathématiques (2022) et contribue à la réflexion nationale sur l’accès aux mathématiques à tous les âges de la vie.
L’opération montée par l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions, un institut du CNRS, a combiné plusieurs modalités de participation citoyenne : entre mars et juillet 2025, plus de 33 000 participantes et participants ont contribué à une consultation en ligne (un engouement notable pour ce type de participation), complétée par 40 ateliers organisés sur tout le territoire (268 participants) ainsi que par deux panels citoyennes et citoyens ciblés, l’un regroupant uniquement des femmes et l’autre des « personnes issues de catégories socio-professionnelles modestes et principalement issues de territoires ruraux et de quartiers populaires » (46 participants). Au total, plus d’un million de contributions ont été recueillies, faisant de cette initiative l’une des démarches participatives les plus étendues jamais conduites sur une discipline scientifique.
La méthode
Il faut noter qu’il s’agit ici d’un dispositif participatif et non, comme c’est le cas avec les conventions citoyennes par exemple, d’un dispositif délibératif. Les participants ont été sollicités pour partager leurs représentations, leurs opinions, leurs visions : les résultats en donnent une photographie à un instant t. Mais le dispositif n’a pas inclus de délibération citoyenne fondée sur l’information et l’échange d’arguments, favorisant l’évolution raisonnée des préférences individuelles par le débat pour formuler des recommandations collectives qui tiennent compte de la complexité pluridimensionnelle des enjeux et des compromis qu’ils nécessitent (OCDE 2020).
Pour autant, souligne dûment le CNRS, les résultats ne doivent pas non plus être interprétés au même titre que ceux d’un sondage d’opinion, du fait notamment d’un fort biais de sélection des répondants : 57% des participants à la consultation étaient des cadres et professions intellectuelles supérieures (vs 22% de la population en emploi), et 71% des répondantes et répondants déclaraient se sentir « très » ou « plutôt à l’aise » avec les mathématiques.
Le paradoxe
Les résultats détaillés de la consultation mettent à jour un paradoxe : lorsqu’on évoque le mot « mathématiques », l’idée d’abstraction semble venir spontanément à l’esprit d’une forte majorité de participants (les cinq mots les plus fréquents sont : logique, calcul, rigueur, réflexion, raisonnement), alors qu’ils sont simultanément très majoritairement convaincus de l’utilité concrète des maths, « indispensables au quotidien » : 67% de personnes qui se déclarent peu à l’aise avec les mathématiques et 80% de personnes qui se déclarent à l’aise en sont convaincues. Mais alors à quoi servent les maths ? La consultation permet de faire émerger plusieurs représentations fréquentes, autour : (1) des besoins de calcul au quotidien, (2) de la sélection scolaire, quoique de façon inéquitable (3), d’une culture de l’esprit critique (4) et de l’innovation indispensable pour répondre aux grands défis du siècle (5).
- (1) Les maths du quotidien
Le CNRS souligne que, si les répondants même peu à l’aise en maths les jugent indispensables au quotidien, beaucoup jugent hélas qu’en pratique leur manque d’aisance entraîne des situations contraignantes : « je passe à côté d’erreurs sur mon salaire parce que je ne suis pas à l’aise avec les chiffres », ou encore « je préfère perdre de l’argent plutôt que de vérifier un ticket trop compliqué ».
De façon notable, cette perception s’accompagne, pour 40% des répondants les moins à l’aise en maths, d’une volonté de reprendre l’apprentissage des mathématiques à l’âge adulte. Le CNRS cite des verbatims à l’appui : « maintenant que j’ai compris que j’utilisais des maths sans le savoir, j’ai envie de m’y remettre » ou « j’aimerais trouver un endroit où refaire des maths sans pression ».
- (2) Un outil de sélection scolaire…
Quelles que soient les convictions des répondants quant à leur utilité, un type de représentations semble s’imposer fréquemment au sujet des maths : elles servent à justifier la sélection scolaire. La consultation note que l’expérience scolaire apparaît comme un facteur déterminant dans le rapport aux mathématiques : 70% des participants considèrent que c’est une matière sélective dès l’école, souvent perçue comme exigeante ou rigide. « Honte, peur, anxiété ou encore sentiment d’exclusion sont les principaux mots utilisés » note le CNRS. Beaucoup citent des souvenirs précis : « on ne m’a jamais appris à apprendre », ou encore « en maths, on n’avait pas le droit à l’erreur ». Beaucoup, quel que soit leur niveau d’aisance en mathématiques, gardent le souvenir d’une matière qui sélectionne les meilleures et meilleurs et laisse de côté les personnes en décrochage : 13% des répondantes et répondants en ligne considèrent qu’elles provoquent de fortes émotions parce que c’est un outil de sélection, 70% estiment également que la discipline est sélective dès l’école.
- (3) …mais un accès inéquitable
Dans son rapport, le CNRS sélectionne de nombreux verbatims en ce sens, comme : « Si on fait une filière scientifique ou mathématique on peut tout faire après ». Une perception qui est d’autant plus problématique qu’elle est couplée avec l’idée que les filles n’ont pas le même accès aux maths que les garçons. Les résultats de la consultation soulignent un sentiment de maîtrise des mathématiques différencié en fonction du genre avec 82% des hommes se déclarant à l’aise avec les mathématiques contre 60% des femmes. Les femmes sont par ailleurs plus nombreuses à avoir activement évité les mathématiques dans leur parcours : 24% des femmes les ont limitées ou évitées contre 10% des hommes.
Mais l’inéquité ne concerne pas seulement les filles. Au total, et c’est sans doute là l’un des chiffres les plus frappants de cette consultation : 76% des participants constatent des discriminations sociales, territoriales et de genre dans la sélection par les maths. Ainsi, le CNRS, qui tenait dans ses choix méthodologiques à pouvoir documenter les dimensions sociales et territoriales des représentations, met en avant que les participants des panels « partagent que l’enseignement et l’image des mathématiques contribuent à la transmission de stéréotypes qui pénalisent les « classes sociales les plus populaires dans la société ».
- (4) Un levier d’esprit critique
Une part importante des répondants jugent que les maths aident à lutter contre la désinformation : 65% des personnes les plus à l’aise, mais aussi 42% des personnes plutôt pas à l’aise. Les participantes et participants, souligne le CNRS, jugent qu’elles « développent l’esprit, affinent les capacités de raisonnement, renforcent la logique et permettent une meilleure compréhension du monde. Elles sont perçues comme un levier d’indépendance, apportant confiance en soi, autonomie et rigueur dans les choix et les actions ».
En même temps, une minorité de répondants considèrent que les maths ont eu un rôle structurant dans leur construction intellectuelle et humaine : cette perception ne concerne que 28% des personnes qui se déclarent à l’aise et 11% des personnes pas à l’aise.
En outre, un part important des participants dit craindre la manipulation ou l’utilisation des maths comme argument d’autorité. Le CNRS note que « des personnes redoutent ainsi une utilisation abusive des mathématiques qui réduit parfois la prise en compte du facteur humain », citant à l’appui en guise de verbatim une position révélatrice : « La société nous abreuve de chiffres qui donnent un côté expert aux raisonnements, alors que ces chiffres peuvent être manipulateurs ».
- (5) Un atout pour répondre aux défis du siècle
Quelle que soit leur aisance en mathématiques, une large majorité de répondantes et répondants à la consultation en ligne juge que la recherche en mathématiques est indispensable pour répondre aux enjeux environnementaux et démocratiques de demain : 79% des répondantes et répondants à la consultation soulignent le rôle central et nécessaire des mathématiques dans le développement scientifique, économique et démocratique du pays et 90% reconnaissent le rôle moteur de cette discipline dans l’innovation. Mais la recherche ainsi plébiscitée reste pourtant relativement méconnue du grand public : 79% des répondants jugent que « la recherche en mathématiques est peu accessible et l’œuvre d’une élite intellectuelle ».
Quelles pistes d’action en tirer ?
Le CNRS propose, sur la base de cette consultation et des pistes d’action proposées par les répondants, des orientations stratégiques pour « donner aux maths une plus grande place dans la société », les « désacraliser » et lutter contre les discriminations qui affectent l’accès de tous à la culture mathématique, définie comme un bien commun et un enjeu collectif crucial.
De façon notable, les citoyennes et citoyens expriment le souhait d’accéder aux maths en dehors des formats scolaires et de pouvoir apprivoiser les mathématiques à l’âge adulte : « J’aimerais qu’on montre les maths dans la vraie vie » ou « On ne sait pas où aller pour comprendre les maths autrement qu’à l’école ». En réponse, le CNRS se donne pour objectifs de renforcer la confiance, de proposer des points d’entrée variés et d’offrir des opportunités pour renouer avec les mathématiques à tout âge, notamment à travers des dispositifs de formation pour adultes.
Le CNRS compte également renforcer la place des mathématiques dans la société en soutenant davantage la médiation, en rendant la recherche plus visible et plus lisible, et en encourageant les initiatives culturelles et de vulgarisation. L’objectif est de multiplier les rencontres entre les scientifiques de la discipline et le grand public, dans des formats accessibles et ludiques afin de mieux faire connaître la diversité de ses usages.
Enfin, le CNRS entend soutenir des actions qui réduisent les inégalités de genre, sociales et territoriales en mathématiques en agissant sur les représentations, en favorisant la participation des femmes et des publics éloignés, tout en valorisant un accès équitable aux apprentissages. Le tout en s’associant aux acteurs éducatifs pour garantir un socle mathématique solide jusqu’au baccalauréat.