

En démocratie, toute décision exige d’en livrer les raisons : la place de la science dans l’adoption de la loi Duplomb
La contestation de la loi Duplomb ravive la réflexion collective sur la place des savoirs scientifiques dans la décision publique. Chaque camp critique les failles de l’instruction scientifique conduite par l’autre – en particulier sur les incertitudes qui entourent l’impact de la réintroduction dérogatoire de l’acétamipride qui concentre la polémique. Quelle procédure d’instruction scientifique y a-t-il eu dans le vote de ce texte, quelles auditions d’experts, quelle bibliographie à l’appui des argumentaires politiques ? Ces questions se posent aujourd’hui dans le contexte particulier d’une proposition de loi, portée donc par un parlementaire sans étude d’impact préalable ; elles se posent aussi à l’aune de connaissances scientifiques dont chacun reconnaît le caractère encore trop incertain pour décider ; elles se posent enfin dans une perspective épistémique spécifique, celle d’un régime d’action dérogatoire. En démocratie, seule une instruction objective détaillée des biens que la décision engendre, mais aussi des maux qu’elle peut produire, permet de justifier qu’un travail de mise en balance politique, conscient et éclairé, préside aux décisions. C’est la condition pour que chacun puisse en juger les raisons. Au total, la séquence actuelle illustre que nous ne disposons pas d’un cadre normatif clair et partagé pour discerner ce que devrait être l’interface entre expertise et décision, quelle combinaison de neutralité axiologique et de finalité décisionnelle ou politique devraient l’organiser, ni quelles procédures permettraient d’y associer une opinion publique éclairée.
La contestation de la loi Duplomb ravive la réflexion sur la place des savoirs scientifiques dans la décision publique. Cette actualité s’inscrit dans un contexte plus large où la question de la « science au service de la décision », ou de politiques publiques fondées sur des preuves (evidence-based ou evidence-informed policymaking) fait l’objet d’une attention politique croissante.
« Un principe nous guide pour définir nos actions : c’est la confiance dans la science » avait affirmé le président de la République à l’annonce du confinement en mars 2020 : l’usage des preuves scientifiques comme fondement légitime de l’action publique est un impératif face aux défis du XXIe siècle. Le concept d’evidence-informed policymaking gagne en visibilité aujourd’hui dans le débat public ; prolongement du concept d’une médecine fondée sur les preuves (evidence-based medicine) qui s’est imposé dans les politiques publiques de santé dans les années 1990, puis théorisé pour l’action publique en général par les politiques de type What Works entamées sous Tony Blair, son ancrage intellectuel est cependant bien plus ancien. Il renvoie à la conception libérale de l’État moderne, qui fonde la légitimité de l’action publique sur sa neutralité axiologique et la qualité de sa justification épistémique. Cette logique inhérente au libéralisme politique suppose que la science, en produisant des outils de connaissance et de gestion des risques, légitime la puissance publique – laquelle, en retour, proclame la valeur de la connaissance, s’astreint à une rigueur comparable pour délibérer et justifier ses choix, protège la liberté académique, et même, plus récemment, se dote elle-même, au travers d’agences d’expertise, de compétences propres pour guider la décision publique (ce qu’on appelle désormais « reglementary science »). La promesse de l’evidence-informed policymaking – une politique plus rationnelle, efficace et transparente dans ses raisons – s’inscrit ainsi dans l’architecture normative des démocraties libérales.
Mais en pratique, comment s’organise aujourd’hui cette délibération politique informée par la science ?
Sans expertise particulière sur le fond des débats de la loi Duplomb, il est possible de lire dans l’actualité un véritable cas d’école des questions formelles ou procédurales qu’il reste à penser si l’on veut progresser vers des décisions publiques mieux informées par la science.
La réflexion est urgente. L’ampleur de la contestation démocratique qui s’oppose à cette loi, de même que le rejet croissant des experts chez les populistes, les soupçons d’instrumentalisation de la science dans le débat public, ou encore le sentiment diffus d’une fracture qui s’élargit entre l’opinion, les décideurs et les savants, révèlent des tensions qui s’aggravent sans qu’un cadre pertinent pour les penser en profondeur soit bien identifié dans le débat public. L’idéal général de choix publics qui se décideraient à la frontière entre le savant, attaché aux faits, et le politique, garant des valeurs, n’offre pas de cadre d’action suffisamment clair : au fond, en dehors d’un attachement spontané à la neutralité et la transparence des avis scientifiques, nous ne savons pas aussi clairement qu’il le faudrait comment (i.e. en pratique et selon quelles normes) nous voudrions collectivement que se passe cette interaction entre expertise et décision, pour concilier vraiment étanchéité de la frontière et fécondité des échanges.
L’objet ici sera de sérier les questions que posent à ce titre les conditions dans lesquelles la proposition de loi Duplomb a été (ou non) instruite, informée par la science, et délibérée par les parlementaires avec (ou sans) l’éclairage scientifique approprié à ses effets potentiels.
Pour analyser les questions que pose la loi Duplomb, on peut procéder en distinguant différentes séquences du travail politique : l’instruction, la délibération, la décision et la justification publique. Bien sûr, dans la réalité ces différentes tâches sont imbriquées et une telle typologie séquentielle ne décrit que très imparfaitement la complexité du processus politique : elle peut néanmoins nous aider ici à sérier les sujets.
Le travail d’instruction en amont de la délibération
Les conditions du vote de la proposition de loi Duplomb, non encore promulguée et sur laquelle le Conseil constitutionnel est aujourd’hui saisi par plusieurs saisines, illustrent d’abord un constat général sur les conditions du travail politique : une transformation profonde des équilibres entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif, liée à l’absence de majorité.
Présentée comme le pendant plus technique de la loi du 24 mars 2025 d’orientation pour la souveraineté alimentaire et le renouvellement des générations en agriculture (dite loi d’orientation agricole), la proposition de loi Duplomb comporte des dispositions controversées visant à assouplir ou à supprimer des mesures de protection de l’environnement. Son article 2, le plus inflammable, vise la réintroduction d’insecticides de la famille des néonicotinoïdes, interdits en France depuis 2018 en raison de leur effet nocif sur les pollinisateurs, et permet notamment le retour dérogatoire de l’acétamipride dont plusieurs études suggèrent l’impact potentiel sur la santé humaine. Premier constat : cette disposition a constitué une ligne rouge et motivé des oppositions très vives au Parlement, entre sénateurs, entre députés, entre commissions l’approuvant ou la rejetant, et au sein même de certains groupes politiques, comme aussi au sein même du Gouvernement, où la mesure dite acétamipride est soutenue par la ministre de l’agriculture, Annie Genevard, mais non par Agnès Pannier-Runacher, ministre de la transition écologique. Le paradoxe est là : une polyphonie politique au sujet d’une mesure dont tout l’enjeu réside dans l’évaluation de risques pour la biodiversité et la santé humaine que la science s’emploie pourtant à renseigner de façon objective et, en principe, infalsifiable.
La procédure de vote au Parlement de cette proposition de loi illustre d’abord combien les modalités du travail parlementaire ont récemment changé. Depuis la dissolution du 9 juin 2024, la domination des propositions de loi (PPL) – à l’initiative des parlementaires – sur les projets de loi (PJL) – proposés par le gouvernement – est très nette, alors que sur la période 2002-2020 ces derniers étaient deux fois plus nombreux parmi les textes promulgués. Cette bascule, comme l’a montré Marcia Chevrier, et outre sa portée politique, n’est clairement pas neutre : en particulier quant à la qualité de l’instruction des textes en amont de leur discussion puisque contrairement aux PJL, les PPL en effet ne sont pas rédigées avec l’appui des administrations de l’Etat, et ne sont ni accompagnées d’une étude d’impact ni précédés d’un avis du Conseil d’Etat en amont de la discussion parlementaire. Ceci ouvre-t-il la voie à des textes fragiles, conçus davantage comme des coups politiques et portant les marqueurs politiques d’un camp, davantage que le souci de l’intérêt général ? Signalons ici la remarque du rapporteur Droite républicaine Julien Dive au début de la discussion sur le texte le 13 mai en commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale : « En ce qui concerne l’acétamipride, je forme le vœu que l’on discute du texte dont nous sommes saisis et non des supposées intentions des auteurs de la proposition de loi initiale ».
Quoi qu’il en soit, la qualité épistémique de l’instruction qui préside à l’élaboration des PPL est en tous cas bien moins cadrée que ne l’est celle des PJL. Rappelons que les études d’impact constituent depuis la révision constitutionnelle de 2008 un dispositif d’évaluation préalable de la législation, dont l’objet est de contribuer à des prises de décisions plus objectives et à l’élaboration d’une législation de qualité. Même si leur qualité épistémique réelle est certes matière à réflexion (voir par exemple CESE 2019), leur apport, qui a donc forcément fait défaut en l’espèce pour la PPL Duplomb, est selon le Secrétariat général du gouvernement de « déterminer avec précision les effets prévisibles, significatifs, directs et indirects » du texte débattu, étant entendu que « l’incertitude liée à certaines analyses doit être exposée de façon aussi explicite que possible ».
Dans le même registre, notons que l’éclairage scientifique des débats parlementaires est également le mandat de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Il a pour mission depuis 1983 « d’informer le Parlement des conséquences des choix de caractère scientifique et technologique afin, notamment, d’éclairer ses décisions » et « recueille des informations, met en œuvre des programmes d’études et procède à des évaluations » ; il peut être saisi par une commission ou bien par le Bureau de l’une des deux assemblées, à l’initiative de celui-ci, à la demande d’un président de groupe politique, ou à la demande de soixante députés ou de quarante sénateurs. En dépit d’une conférence de presse organisée justement à l’OPESCT en avril 2025 sur : « quelles solutions peut apporter la science à l’agriculture pour garantir sa capacité à nous nourrir tout en réduisant son empreinte écologique ? », on ne trouve pas trace d’un travail d’instruction dédié sur la PPL Duplomb, ses dilemmes, ses effets et ses controverses.
Autant de vertus épistémiques pour l’éclairage du débat démocratique qui font défaut dans le cas d’une PPL faute d’étude d’impact mais aussi donc, en l’espèce, faute de saisine de l’Opecst. C’est alors aux parlementaires eux-mêmes qu’il revient de garantir cet éclairage, à travers leurs amendements et leurs débats. Sans naïveté sur l’exercice politique que constitue en pratique le dépôt de ces derniers, on peut néanmoins retenir qu’en principe le pouvoir d’amendement constitue, pour les parlementaires, une occasion d’éclairer les effets des mesures discutées et de souligner les éventuelles zones d’incertitude en s’appuyant, par exemple au niveau du travail des groupes, sur la consultation d’experts et de représentants de la société civile. Or c’est là une autre caractéristique formelle de la procédure de vote de la PPL Duplomb : grâce à l’utilisation baroque de la motion de rejet préalable, l’examen des amendements n’a pas eu lieu en séance publique à l’Assemblée nationale. On le sait, le rapporteur Julien Dive a utilisé de façon paradoxale cet outil du parlementarisme rationalisé, non pour saborder le texte qu’il soutenait, mais pour écourter les débats à l’Assemblée et éviter l’examen des amendements. Pour l’ancien ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas dans une récente tribune, le Conseil constitutionnel devrait censurer cette « nouvelle manière de légiférer, sans délibération ni confrontation » et réduisant finalement le droit d’amendement au simple droit d’en déposer : car « ainsi, demain, toute majorité confrontée à un texte sensible pourrait, par le recours à la « motion de rejet préalable », esquiver le débat public, vidant ainsi de sa substance la délibération démocratique ». L’effet de cette procédure est bel et bien de dessaisir les députés de leurs missions d’instruction du texte, d’amendement et de délibération, limitant la clarté et la sincérité du travail législatif en séance publique. Comme le note la saisine du Conseil constitutionnel portée par le groupe socialiste de l’Assemblée en date du 15 juillet, « une telle stratégie procédurale (…) prive tant les députés que les citoyens d’un débat démocratique éclairé sur le fond », alors que « le débat parlementaire aurait dû permettre la présentation des effets potentiels de ce texte ».
La procédure de consultation de l’expertise au cours de la délibération
Si ces éléments d’analyse sont propres à la procédure de la discussion du texte Duplomb et à son statut de PPL, d’autres caractéristiques de cette séquence soulignent des enjeux plus structurels quant à la procédure de consultation de l’expertise en appui de la décision publique et pour l’éclairage informé de ses effets.
Le texte est aujourd’hui mis en cause par de nombreux experts, qui le critiquent au nom de la compétence scientifique qui est la leur. Une tribune collective signée par des directeurs de recherche du CNRS parfois membres de l’Académie des sciences affirme ainsi dans Le Monde du 27 juin : « La proposition de loi (…) permet également la réutilisation de substances pesticides autorisées sur le plan européen à titre dérogatoire, comme le néonicotinoïde acétamipride, dont la toxicité fait pourtant courir des risques bien avérés pour la biodiversité (pollinisateurs, faune du sol) et pour plusieurs aspects de santé humaine, compte tenu de la longévité de ses molécules et de sa capacité à être transporté en solution dans l’eau, y compris dans l’eau de pluie ».
Deux jours plus tôt le 25 juin, une tribune dans les mêmes colonnes co-signée par 22 sociétés savantes médicales (endocrinologie, hématologie, pédiatrie, neurologie, cancer, santé publique…) et plusieurs associations d’usagers du système de santé, critique plus généralement la qualité du processus démocratique de consultation de l’expertise dans l’examen de ce texte : « Le principe démocratique voudrait que la décision politique s’appuie sur ces données scientifiques. La proposition de loi Duplomb fait exactement l’inverse, en organisant un recul inacceptable de la protection sanitaire de nos concitoyennes et concitoyens ». La critique est catégorique : « il s’agit, ni plus ni moins, de subordonner l’expertise scientifique et la santé publique aux intérêts économiques ». Et les signataires de ce texte critique prolongent aujourd’hui leur mobilisation par une contribution extérieure de la société civile ou porte étroite au Conseil constitutionnel, annoncée dans une deuxième tribune au Monde du 29 juillet et adressée rue rue Montpensieur le 26 juillet. Ils y plaident auprès des Sages que, « malgré les données médicales et scientifiques connues, la loi déférée entend protéger, au demeurant de manière inadéquate et court-termiste, les intérêts d’une minorité d’exploitants aux dépens de l’ensemble de la collectivité et des générations futures » sur le double chef de mise en danger de la biodiversité et de la santé humaine.
Ceci pose donc de façon très explicite la question de savoir comment cette expertise scientifique, qui en l’espèce entend donc s’exprimer ici à de multiples reprises par voie de presse, a ou non été prise en compte dans la procédure du travail délibératif des assemblées. En l’espèce, la pétition citoyenne et la mobilisation inédite à ce jour affirment sans ambage que la science n’a pas été entendue : « La Loi Duplomb est une aberration scientifique » signent plus de deux millions de citoyens sur le portail de l’Assemblée nationale.
Si un point fait consensus dans le débat, c’est au moins le souhait partagé que la science guide la décision. Les porteurs du texte s’en revendiquent eux aussi. Ils dénoncent quant à eux une instrumentalisation de la science dans l’opinion, et jugent que c’est plutôt eux qui auraient l’apanage de l’instruction scientifique à l’appui des mesures défendues : « Sans surprise, les idéologues d’extrême gauche s’embarrassent aussi peu des études scientifiques que des conditions de la compétitivité agricole française » écrivent ainsi Bruno Retailleau, Laurent Wauquiez, et François-Xavier Bellamy dans une tribune collective Les Républicains au Figaro. Ils font ainsi écho aux positions du sénateur Laurent Duplomb qui ne manque jamais l’occasion de dénoncer ce qu’il aime appeler « l’obscurantisme vert ». Le rapporteur et défenseur du texte à l’Assemblée Julien Dive, lui, revendique explicitement dans son rapport l’assise scientifique de la mesure controversée : « Au-delà des positions dogmatiques, la présente proposition de loi vise donc à replacer l’analyse scientifique au centre de la prise de décision concernant l’autorisation de mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques contenant la substance acétamipride ».
En appeler à la science pour éclairer le débat : c’est la ligne qui guide aujourd’hui les positions favorables à la tenue d’un nouveau débat parlementaire en réponse à l’ampleur inédite de la pétition citoyenne contre le texte. Agnès Pannier-Runacher, favorable à la tenue de ce nouveau débat, « souhaite qu’on remette de la science et de la rationalité dans le débat » et demande une saisine de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) pour éclairer les discussions. Le 30 juillet sur France Inter, elle déclarait : « Je suis favorable à la conduite de ce débat et à ce qu’on redise quels sont les éléments scientifiques, parce qu’on est allé très loin d’un côté comme de l’autre pour sur-argumenter pour ou contre la loi Duplomb ». L’avis scientifique de l’ANSES permettra selon elle de « dire de quoi il est question, quels sont les risques », alors que trop de contre-vérités circulent, constate-t-elle en citant par exemple le risque de « milliers de cancers pédiatriques » évoqué par les opposants au texte.
Se référer à la science n’aurait donc été l’apanage d’aucun camp pour l’instant : la question est alors de savoir où trouver, dans le travail préparatoire du texte et les positions prises, l’appareil critique qui permette d’apprécier le discernement scientifique qui a guidé l’instruction des mesures.
En pratique, dans le contexte particulier du travail parlementaire sur une PPL, le travail d’instruction scientifique est revenu, non aux administrations comme c’est le cas pour un PJL, mais aux rapporteurs et aux commissions des deux assemblées qui ont examiné le texte.
Le rapporteur de la commission des affaires économiques Julien Dive livre ainsi dans son rapport un historique précis des décisions politiques françaises et européennes sur les néonicotinoïdes, complété par des références aux positions d’experts de l’Anses et de l’Efsa. Il souligne en particulier les difficultés des filières agricoles, mais note aussi que « dans son dernier avis en date de mai 2024, l’Efsa (…) considère que des données complémentaires concernant les éventuelles propriétés neurotoxiques de l’acétamipride doivent être recueillies pour parvenir à une évaluation complète des risques induits par son utilisation ». De son côté, la rapporteure de la commission du développement durable de l’Assemblée Sandrine Le Feur, qui a rendu un avis négatif sur l’article 2 concernant l’acétamipride, souligne : « les ministères de la santé et de l’environnement ont indiqué à la rapporteure pour avis qu’il subsiste des incertitudes sur la neurotoxicité et sur le caractère perturbateur endocrinien de l’acétamipride. La Direction générale de la santé a toutefois souligné la difficulté pour établir un lien entre l’utilisation de familles de pesticides et des pathologies qui ont souvent des origines multifactorielles. La DGS indique que : « En l’état, l’Efsa n’est pas capable de statuer sur l’innocuité de la substance active pour la santé humaine et ces différentes conclusions sont de nature à limiter fortement l’autorisation de produits à base de cette substance active et donc le recours à ces produits » ». Quelques lignes plus loin, le rapport cite l’étude parue dans Plos en 2019 qui « rapporte des associations entre l’exposition chronique aux néonicotinoïdes et des effets indésirables sur le cerveau et le système nerveux central des nouveau-nés dans des cas d’exposition aux néonicotinoïdes pendant la grossesse ». Et Sandrine Le Feur, députée macroniste et rapporteure pour avis de la commission du développement durable, qui a voté contre l’article 2, a souligné au cours d’une séance en commission : « Lors d’une audition, l’Anses et le ministère chargé de la santé se sont dits inquiets du risque neurotoxique de l’acétamipride ».
Les commissions ont donc auditionné, comme c’est l’usage et comme le mentionnent bien en annexe 1 les rapports publiés, des représentants des ministères (administrations centrales et cabinets), des représentants des parties prenantes (filières agricoles, syndicats, associations environnementales…) et des représentants scientifiques des instituts de recherche et agences d’expertise. Ainsi, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa), l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) ont été consultés par le Sénat ; de nouveau l’Anses, l’Inrae, mais aussi l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), le CNRS et le Centre d’études biologiques de Chizé ont été auditionnés par le rapporteur Julien Dive et la Commission des affaires économiques de l’Assemblée. L’INRAE par exemple a donc été auditionné six fois (une fois au Sénat par le rapporteur Pierre Cuypers-Les Républicains et cinq fois à l’Assemblée) et, fait étonnant, tant par le rapporteur que par plusieurs groupes politiques qui ont souhaité compléter l’audition commune (Modem, Liot, EELV, PS). 2
Les auditions d’experts ont donc eu lieu : la question reste de savoir dans quelles conditions, avec quelles questions, et quelle fut la pondération ex post des positions exprimées.
Mais comment en juger ? Le premier constat qui s’impose est l’absence de publicité de ces auditions. Il n’est pas possible d’accéder ni à un enregistrement ni à un compte-rendu. Si cette confidentialité des auditions est courante s’agissant du travail des commissions du Sénat, l’article 15ter du Règlement du Sénat permet cependant d’en choisir la publicité, comme c’est par exemple le cas en ce moment s’agissant des auditions d’experts liées à l’examen de la PPL Falorni relative au droit à l’aide à mourir. Quant à l’Assemblée, son règlement stipule que les travaux des commissions sont publics sauf décision motivée, une disposition dont le respect effectif pose des questions analysées ici en en 2021 sur le blog Jus Politicum.
La conception du questionnaire qui a guidé les auditions d’experts scientifiques, et la possibilité, pour les chercheurs qui ont été entendus, de les préparer au mieux sont pourtant des éléments cruciaux si l’on veut juger de la qualité épistémique du travail d’instruction. Le questionnaire adressé aux experts auditionnés n’est pas public, mais nous nous le sommes procuré et nous le partageons ici. C’est le même questionnaire qui, semble-t-il, a été adressé à l’ensemble des personnes auditionnées, parties prenantes, syndicats, ou instituts de recherche. On notera qu’un grand nombre des questions qui y figurent engagent par exemple des préoccupations concernant la filière agricole mais qu’il n’y a aucune question visant précisément l’état de l’art sur l’évaluation des risques associés à l’usage des néonicotinoïdes pour la santé humaine. On ne trouve pas, par exemple, de questions qui permettent de distinguer les effets de l’acétamipride sur la biodiversité d’une part, et sur la santé humaine d’autre part, ou d’explorer la hiérarchie des niveaux de preuves qui affecteraient différemment ces deux questions. L’expertise de chercheurs spécialisés en santé-environnement ou en santé publique trouve peu d’occasions de s’exprimer dans cette série de questions, dont deux seulement sur 26 concernent l’acétamipride : « Dans quels pays de l’Union européenne l’acétamipride est-elle autorisée ? » et « Pouvez-vous dresser une liste actualisée des filières en situation d’impasse en raison de l’interdiction des produits à base de néonicotinoïdes ? ».
Au total, il faut bien constater qu’il n’existe pas, sous signature du législateur qui a voté ce texte, de bibliographie scientifique précise analysant ou même recensant l’état de l’art relatif aux effets reprotoxiques, neurodéveloppementaux et de perturbation endocrinienne de l’acétamipride dont l’utilisation dérogatoire sera autorisée par la loi, ni même à ses effets sur la biodiversité. On ne trouve pas, dans les rapports d’instruction parlementaire du texte, de travail de recensement bibliographique comparable par exemple à celui que les sociétés savantes médicales et les associations d’usagers ont souhaité soumettre au Conseil constitutionnel dans leur contribution datée du 26 juillet. Où l’on trouve par exemple, sources dûment référencées à l’appui, des raisons de juger que « la neurotoxicité de l’acétamipride a été mise en évidence sur les neurones dopaminergiques à des concentrations extrêmement faibles », que « l’acétamipride traverse la barrière placentaire », « est également présent dans le lait maternel », et « est capable de traverser la barrière hémato encéphalique ».
Pourquoi et comment ces mêmes sources, parmi d’autres pertinentes, auraient-elles dû être pesées explicitement dans le travail d’instruction du texte voté ? Pour être utile à des fins politiques, les connaissances provenant de différentes expertises scientifiques et de différentes sources validées doivent être intégrées dans une forme compréhensible qui résume ce qui est connu et ce qui ne l’est pas, ou pas encore : c’est là tout l’objet des auditions d’experts, sollicités au travers de leurs organismes de recherche. La synthèse des preuves que les scientifiques fournissent alors aux décideurs peut s’appuyer sur de nombreuses formes : par exemple, des études sur un modèle animal, des études isolées ou bien multi-centriques d’exposition chez l’humain, des méta-analyses formelles, des revues de la littérature, ou encore des modèles mathématiques pour décrire un système. A l’aune de l’évaluation de l’incertitude des connaissances qui constitue le savoir-faire propre de la science, ces modalités de recherche emportent chacune leur propre statut de connaissance, partagé avec le décideur lors d’auditions.
L’intégration des contributions de toutes les modalités de production du savoir, dans toutes les disciplines pertinentes, représente un défi double : cognitif d’abord, politique ensuite. Quelles décisions emportent quelles connaissances, quelles modalités du savoir, quels types d’incertitudes ? Il est clair que des compétences particulières sont nécessaires pour assurer des évaluations impartiales appropriées devant les connaissances et les incertitudes que les scientifiques partagent avec le décideur sur un risque donné.
La première difficulté pour la décision politique est qu’elle doit assumer un jugement quant à la gamme d’experts impliqués, à leur sincérité et à leur légitimité scientifique. Il dépasse le cadre de ce document de se concentrer sur la façon dont l’autorité de la connaissance est établie, mais on notera qu’il existe une vaste littérature académique sur cette question (Jasanoff ; Origgi). La reconnaissance par les pairs est clairement le critère qui concentre l’intérêt.
La publication du livre de Roger Pielke The Honest Broker en 2009 a porté les questions théoriques concernant l’interface entre science et politique à l’attention des communautés scientifique et politique. Depuis lors, le terme « courtier » ou « courtier en connaissances » a été largement utilisé, bien qu’avec diverses interprétations, dans les discussions sur les conseils scientifiques aux décideurs politiques. Les courtiers sont définis comme des intermédiaires, des négociateurs ou des interprètes entre des parties qui ne se comprennent pas facilement.
On ne peut que constater cependant que la pratique réelle de ce courtage à l’interface science-politique ne dispose toujours pas de cadre partagé, ni au plan positif (décrire précisément comment ça se passe), ni au plan normatif (dire ce qu’elle devrait être et pourquoi). Le pire qui puisse arriver, et c’est souvent le cas, serait de résumer cette interface à une capacité, pour les scientifiques, de « parler politique » – et réciproquement : ce qui n’offre manifestement aucun cadre de conduite clair et transparent, ni aux uns, ni aux autres.
Incertitude et neutralité
Dans tous les cas, la transmission ou traduction des expertises à l’interface entre science et politique doit formaliser l’incertitude qui persiste en dépit des résultats disponibles, ou expliciter les limites méthodologiques des connaissances acquises. Cette étape concentre les difficultés. Cette gestion de l’incertitude est consubstantielle à la décision : il n’y a pas de décision politique sans risques de dommages, lesquels sont probabilisables, mais aussi sans incertitude quant à des dommages dont on ne peut prédire la probabilité de survenue.
Un avis d’expert peut-il alors être transparent et neutre, non seulement dans sa description des risques, mais aussi dans sa pondération de l’incertitude qui affecte ces perspectives ?
Sur le plan normatif, on peut de fait retenir que deux idéaux au moins guident ce que l’on attend d’un avis scientifique : la transparence (qui fait défaut dans le cas d’espèce en l’absence d’accès public aux auditions des chercheurs au Parlement) et la neutralité. L’adage « le conseiller conseille, le décideur décide » tant mis en avant par le conseil scientifique français au moment de la pandémie Covid-19 illustre le poids de cet idéal de neutralité. Il reprend la solution webérienne traditionnelle d’une division du travail entre les scientifiques et les décideurs : les scientifiques gèrent les faits, sur la base d’une analyse neutre des preuves, tandis que les citoyens et leurs représentants décident des fins à poursuivre en fonction de leurs valeurs.
Bien que la littérature ait largement montré qu’il était difficile de tracer pareille frontière entre la science et la politique (Jasanoff 1998), ce modèle de base éclaire toujours le mandat formel de neutralité que les organismes de recherche et les experts pensent avoir lorsqu’ils conseillent le politique. Parmi bien des exemples possibles, citons ainsi la position du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, l’organe consultatif scientifique le plus connu et le plus visible des trois dernières décennies, qui se donne pour mission d’évaluer la littérature scientifique pertinente pour comprendre le changement climatique d’une manière « pertinente pour la politique, et pourtant neutre en politique, jamais normative » (GIEC 2020).
Cependant, comme l’explorent aujourd’hui quelques auteurs, en particulier la politiste à Oxford Zeynep Pamuk (Politics and Expertise: How to Use Science in a Democratic Society, 2021), cet idéal de neutralité pose une série de problèmes normatifs. Il n’est pas si simple d’en définir précisément la teneur, au-delà de la retenue qu’elle suppose chez les scientifiques à l’égard des valeurs : la neutralité est-elle réductible à la simple objectivité factuelle des énoncés ? Qui en fixe alors les critères, si ce n’est les scientifiques eux-mêmes – et en ce cas, est-ce une norme satisfaisante ? Est-elle plutôt l’absence méthodique de jugements de valeurs, ou bien l’effort pour tenir un équilibre compatible avec différentes valeurs, ou bien encore le fruit mécanique d’une interaction négociée entre ces valeurs – et en ce cas, qui l’organise et selon quelles normes méthodologiques ?
Surtout, le problème que pose la neutralité de l’avis scientifique est qu’elle entre potentiellement en conflit avec son utilité pour la décision. L’avis scientifique peut-il être utile s’il tient à rester neutre quant aux fins pour lesquelles il a été sollicité ? Ainsi que l’a remarquablement montré Zeynep Pamuk, ce sont les concepts d’incertitude et de jugement pratique qui sont ici centraux.
L’utilité du conseil scientifique, montre-t-elle, suppose une forme de jugement pratique puisqu’il doit permettre de déterminer que les preuves disponibles sont suffisantes pour une action ou une décision, en dépit des incertitudes qui persistent. Ceci dépasse d’ailleurs l’utilisation de la science au service du politique : c’est une caractéristique générale du jugement d’inférence conduit par la science. En effet, et presque par définition, l’activité scientifique est toujours un jugement d’inférence sur la suffisance des preuves pour accepter une hypothèse. Le jugement d’inférence doit être relatif à un but supposé : suffisant pour quoi ? Qu’il s’agisse de l’avenir de son propre projet de recherche, de sa prochaine « manip », d’une réponse à un appel à projets, ou d’une décision politique extérieure qu’il conseille, le scientifique a pour activité de considérer les fins, spéculatives aussi bien qu’opérationnelles, pour lesquelles l’hypothèse dont il évalue la robustesse pourrait être utilisée. Son savoir-faire est d’en décider sur la base des conséquences potentielles de commettre une erreur, et de l’incertitude qui affecte cette évaluation. Il est toujours possible d’accepter une hypothèse erronée ou de ne pas accepter une hypothèse vraie ; c’est le risque inhérent de l’induction dans l’activité scientifique, et c’est l’objet propre du savoir-faire méthodologique des chercheurs.
Cela nécessite de considérer les conséquences potentielles des hypothèses que l’on retient en situation d’incertitude, et donc de porter des jugements sur le degré d’incertitude acceptable au regard de la gravité des dommages de l’erreur : ces jugements incluent forcément une portée normative quant à l’ampleur des dommages encourus.
Ces considérations ici n’ont pas pour objet de discréditer l’idéal de neutralité scientifique en proclamant cyniquement que tous les avis d’experts sont entachés de jugements de valeurs implicites. Elles ont pour vertu de rappeler le caractère premier et irréductible de l’incertitude, et donc le statut d’hypothèses des énoncés scientifiques ; l’intérêt est ainsi de montrer que la nature de l’avis scientifique capable de légitimer une décision politique pourrait bien varier en fonction de la gravité qu’emporte le risque d’erreur. La force d’une hypothèse ne se mesure pas seulement à l’aune des arguments en sa faveur : elle s’évalue aussi à l’aune de l’ampleur des dommages (cognitifs ou pratiques) qu’emporterait une éventuelle erreur. En ce sens il n’y a d’expertise qu’indexée à un pour quoi, à une finalité assumée pour la décision.
Dès lors, on peut supposer qu’une mesure d’autorisation dérogatoire, comme c’est le cas pour l’acétamipride dans la loi Duplomb, n’appelle pas le même régime de preuves qu’une décision d’autorisation générale ni qu’une décision d’interdiction : il s’agit d’une exception, au sein d’une interdiction dont on maintient par ailleurs la valeur.
Il faut bien noter que le régime de la décision dérogatoire est aujourd’hui central dans le dossier des néonicotinoïdes 3 et mérite donc d’être pensé en tant que tel. Dans le cas d’une dérogation, on peut faire l’hypothèse que le risque d’erreur pèse moins lourd dans la décision, puisque celle-ci ne prétend qu’à une opérationnalité conditionnelle et temporaire, non à la vérité. Du même coup, le régime de preuves requis serait moins exigeant. Ainsi, et comme l’esquisse Hans Kelsen dans sa Théorie générale des normes, interdire une pratique déjà permise, existante ou commune appellera souvent des raisons mieux étayées que le choix de ne pas autoriser une pratique nouvelle ; de même, ouvrir une fenêtre dérogatoire dans une interdiction dont on maintient par ailleurs la portée générale tolère davantage d’incertitude quant aux raisons de cette exception, que la décision de basculer dans une autorisation générale. Nous établissons spontanément des distinctions épistémiques entre registres argumentatifs et niveaux de preuve dans nos décisions, selon leur portée ; mais qu’en est-il pour la décision politique et la façon dont elle interroge l’expertise ? Le cadre normatif qui permettrait de partager quel type de qualité épistémique est recherché pour quels types de processus décisionnels n’est pas clair aujourd’hui.
Rappelons que dans le cas de la proposition de loi Duplomb, l’article 2 massivement critiqué permet de déroger à l’interdiction générale des néonicotinoïdes sous trois conditions : 1) il existe une menace grave pour la production agricole (notons qu’on raisonne à l’échelle de filières) ; 2) les alternatives sont inexistantes ou manifestement insuffisantes ; 3) il existe un plan de recherches sur les alternatives. Le statut dérogatoire de cette disposition autorise-t-il une plus grande tolérance à l’égard de l’incertitude sur les effets néfastes du produit ?
Dans leur saisine du Conseil constitutionnel, les députés socialistes soulignent que ce régime dérogatoire présente des défaillances formelles, en particulier parce qu’il ne comporte pas de limitation de durée robuste (l’une des caractéristiques fondamentales du paradigme des décisions d’exception, comme l’a montré Bernard Manin). Surtout, ils interrogent l’idée même de dérogation au regard du principe de précaution consacré par l’article 5 de la Charte de l’environnement : « lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ».
Ce principe a pour effet crucial d’inverser la charge de la preuve dans la décision publique : il ne s’agit plus de prouver que l’incertitude quant aux effets négatifs de la décision est suffisamment résiduelle pour agir, mais d’établir avec le moins d’incertitude possible que l’action est suffisamment encadrée pour que ces dommages soient suffisamment minimes, prévenus et contrôlés. Sous ce régime de décision par précaution, la pondération de l’incertitude scientifique est inséparable de la finalité pour laquelle elle est conduite.
Dans son livre Philosophy of the Precautionary Principle paru en 2015, Daniel Steel montre que ce principe d’action ne peut être cohérent en politique que si nous parvenons à un accord sur la proportionnalité qui nous paraît acceptable entre le degré d’incertitude des connaissances scientifiques, la gravité des dommages potentiels de l’action, et ses bénéfices attendus. Le rapporteur à l’Assemblée Julien Dive a d’ailleurs mis en avant dans son rapport ce critère de proportionnalité, notant : « Ces conditions strictes assurent également le caractère proportionné de la dérogation à l’objectif poursuivi, en la limitant à un usage déterminé, pendant une durée déterminée, pour les seules substances approuvées au niveau européen, donc probablement utilisées dans d’autres pays de l’Union européenne, et en l’accompagnant d’un plan de recherche d’alternatives ».
De ce point de vue, la perspective d’une action dérogatoire, encadrée et temporaire pourrait peut-être alléger le besoin de preuves robustes. Mais ceci n’est en réalité plausible que sous réserve que les dommages risqués durant la parenthèse dérogatoire se limitent aux seules cultures concernées par la dérogation, et surtout ne soient pas irréversibles au-delà de la temporalité permise. C’est d’ailleurs bien ce point que le législateur a déjà interrogé dans le cadre de l’évaluation de la loi n° 2020-1578 du 14 décembre 2020, mettant en évidence les risques et conséquences environnementales résultant de l’utilisation des néonicotinoïdes de manière dérogatoire. Les rapporteurs avaient conclu que « les arrêtés de dérogation pris en application de la loi de 2020 ont eu des effets négatifs sur l’environnement, du fait de la dangerosité des substances autorisées », et ils rappelaient que « la forte solubilité des néonicotinoïdes dans l’eau et leur persistance dans les sols et les milieux aquatiques entraînent une contamination étendue de l’environnement, y compris dans les zones non traitées ».
En ce sens, la question fondamentale à laquelle l’expertise scientifique devrait répondre dans le cas de la proposition de loi Duplomb concerne la réversibilité des dérogations et le contrôle de la diffusion des substances : il ne peut y avoir de régime dérogatoire que s’il est possible de prouver que l’exception dûment encadrée n’entraîne pas de conséquences générales au-delà de la fenêtre contrôlée, et notamment pas de conséquences irréversibles pour la biodiversité ou la santé humaine. A défaut, l’idée même de dérogation est vide de sens pour la décision, puisqu’il n’est pas possible d’assurer les conditions du régime d’exception visé et d’en contrôler la fenêtre, ni en durée ni en périmètre de diffusion : la notion même de parenthèse dérogatoire est sans objet dès lors que ses limites risquent de s’avérer fictives dans l’espace et dans le temps. Et cette limite vaut, sous le régime de la précaution, que ce caveat soit étayé par des faits avérés ou par des hypothèses incertaines mais argumentées.
Le travail politique de justification : livrer les raisons informées par la science de la décision
Plusieurs auteurs, comme Daniel Steel ou Zeynep Pamuk, lorsqu’ils centrent comme on l’a vu leur analyse du rôle de l’expertise dans la décision sur la question de l’incertitude, en viennent à considérer que le cadre dans lequel les avis scientifiques sont rendus appelle une meilleure participation du public.
Le dialogue entre le savant et le politique doit alors être repensé pour y inclure un troisième acteur : le public. Il ne s’agit pas là simplement d’une question de principe ou d’une injonction démocratique, mais d’un problème pratique. Le point à réfléchir est que, dans une démocratie libérale, ni les scientifiques ni les décideurs ne peuvent décider seuls des critères de proportionnalité que l’opinion publique souhaite retenir dans la gestion de l’incertitude. La légitimité de la décision tient à la proportionnalité qu’elle parvient à établir entre trois variables : le niveau d’incertitude scientifique, la gravité des dommages potentiels de l’action, et le coût social potentiel du refus de cette action ou de la précaution. Aucune de ces trois variables ne peut emporter une décision en blanc et noir : c’est le jugement de proportionnalité entre les trois pôles de raisons qui guide l’appréciation des nuances de gris, et celle-ci regarde au premier chef le public. Par exemple, une décision qui, de façon certaine, éviterait des dommages graves, n’en paraît pas pour autant légitime si ses coûts sociaux sont jugés disproportionnés. Ainsi, ce n’est pas parce qu’il existe des raisons scientifiquement très étayées (i.e. avec une faible incertitude) de penser qu’une limitation de la vitesse à 80km/h sur les routes de campagne sauverait des vies (éviterait des dommages graves et irréversibles), que le coût social de cette mesure de prévention en est pour autant considéré comme sacrifiable au point d’emporter mécaniquement la décision : ceux qui ne la prennent pas ne courent guère le risque d’être vus comme des assassins en puissance par une majorité de citoyens. Même quand l’appréciation de chacune des trois variables est quasi binaire, l’appréciation de la proportionnalité entre les trois dimensions de la dimension (l’incertitude, la gravité du dommage, l’ampleur des coûts) crée les conditions d’une grande complexité cognitive et normative. Trouver le bon paradigme pour la traiter requiert la plus grande attention collective.
Aujourd’hui, l’exercice spectaculaire du droit de pétition auquel on assiste sur la loi Duplomb pose massivement la question de la participation du public à la délibération politique. Sans entrer dans la question de savoir quels processus civiques permettraient de mieux faire participer le citoyen au dialogue entre experts et décideurs (mais les conventions citoyennes en sont toutefois probablement un levier suffisamment étayé), on peut ici porter l’attention sur le travail de justification politique qui devrait a minima entourer et expliquer la prise de décision aux yeux des citoyens – qui, en l’espèce et selon les termes de la pétition, ne perçoivent au contraire qu’une « aberration ».
Sur cet enjeu clé de la justification politique, on se réfèrera à la réflexion lumineuse proposée par Bernard Manin dans une tribune au Monde en juin 2020, en sortie du confinement de lutte contre la pandémie Covid-19. Le philosophe, mort l’an passé 4 , notait : « En démocratie, toute décision exige justification. (…) La décision est tout d’abord vouée à engendrer certains maux, afin d’atteindre certains biens : elle ne se contente pas d’arbitrer entre des bénéfices possibles. Ensuite, elle opère un choix entre les différents sacrifices possibles, car plusieurs fins mériteraient d’être poursuivies et il n’existe pas qu’un seul moyen de les atteindre. Enfin, elle doit peser les biens et les maux associés aux mesures envisagées. Or, cette mise en balance peut aboutir à différentes conclusions. C’est pourquoi la décision prise doit être justifiée ».
Si la décision politique engendre des maux, la première exigence politique est que ces sacrifices ne devraient pas être niés. Au contraire, ils doivent pouvoir être désignés comme ayant été choisis, en échange et contrepartie des biens qu’ils permettent : c’est ce choix de la proportionnalité des contreparties qui fait le cœur de la décision politique, et c’est son caractère transparent et justifié publiquement qui lui confère sa dimension démocratique. La mobilisation publique de l’expertise sert dès lors à renseigner à la fois la probabilité que surviennent les biens espérés, et la possibilité de produire des maux en contrepartie : sont-ils proportionnés ? Admettre que des maux puissent être produits, c’est aussi pour le décideur pouvoir expliquer pourquoi ils ont été choisis contre d’autres. Les circonstances imposent des sacrifices, mais elles n’en fixent pas seules la nature ni la répartition au sein de la société : c’est ici qu’intervient la dimension proprement politique de la décision, appuyée sur un travail exigeant d’instruction des effets de la mesure et de leur distribution.
La pandémie de Covid-19 a confronté l’opinion publique, chaque jour et durant des mois, à la question de savoir si la santé, bien humain premier, justifiait de lui sacrifier durablement tous les autres. Chaque citoyen a appris à discerner dans son quotidien des décisions qui préservent sa santé mais ne lui confèrent pas pour autant valeur d’atout pour sacrifier d’autres biens désirables, comme la sociabilité, le travail, le soin des autres, etc. De même, à l’échelle de l’intérêt général, la décision politique n’a pas non plus sanctuarisé la santé publique comme fin dernière qui annulerait purement et simplement la valeur d’autres considérations sociales ou économiques légitimes. Biens et maux, rappellait Bernard Manin, « ne se compensent pas mutuellement. Les vies sauvées ne compensent pas les misères dues aux emplois détruits ».
La justification politique a pour objet d’expliciter pour le public ce travail de mise en balance et de hiérarchisation. Il s’agit de pouvoir expliquer comment le principe de proportionnalité guide cette mise en balance : pour qu’une mesure soit justifiée, il faut pouvoir établir qu’on est raisonnablement certain qu’elle produira le bien visé, mais aussi suffisamment certain, non qu’elle ne produira pas de maux, mais qu’elle en imposera le moins possible, de façon proportionnée aux bénéfices attendus comme à l’incertitude qui affecte ces perspectives. Relativiser le mal induit au motif qu’il n’est qu’incertain ne permet aucunement de le justifier : ce qu’il faut, c’est établir que cette incertitude est bien proportionnée aux bénéfices que l’on escompte et aux coûts dont on prend le risque.
En démocratie, statuer sur les critères de cette proportionnalité ne peut se faire en chambre ; ni les scientifiques, ni les décideurs seuls ne peuvent en revendiquer la prérogative sans responsabilité ni transparence méthodiques. Arguer tout bonnement qu’un choix est « assumé politiquement » n’est pas une option légitime lorsque ses incertitudes concernent chacun. La seule question qui vaille est de discerner si de bonnes raisons l’étayent. Le public doit avoir un accès éclairé aux raisons qui permettent d’en juger, et notamment aux avis scientifiques qui ont permis de pondérer l’incertitude qui affecte toujours les chances de produire les biens escomptés et les maux prévisibles. Et Bernard Manin de conclure : « Encore faut-il, pour que ce débat puisse avoir lieu, que les sacrifices soient reconnus et justifiés selon la logique du moindre mal. Assumer les décisions prises n’est pas assez, il faut en livrer les raisons ».
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Evidences remercie ses relecteurs avisés de ce travail, son comité éditorial et ses partenaires
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1Règlement de l’Assemblée nationale, article 22 : « Les rapports, avis et autres documents déposés sur le bureau de l’Assemblée par une commission, une délégation, office ou autre instance de l’Assemblée doivent contenir, en annexe, la mention de l’ensemble des auditions menées par le rapporteur dans le cadre de son travail parlementaire. Si aucune audition n’a été menée, le rapport doit en faire la mention explicite. L’annexe doit opérer une distinction entre les auditions menées auprès de représentants d’intérêts inscrits sur le registre et les autres auditions ».
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2On notera que circule sur les réseaux sociaux une vidéo d’audition du directeur général de l’Anses Benoît Vallet devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, datée du 26 mars 2025, qui portait sur “la situation générale de l’Agence et son action” et ne s’inscrivait donc pas spécifiquement dans la procédure d’instruction de la PPL Duplomb
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Dérogations aux conditions de mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes
En 2020, la filière de la betterave a subi une épidémie de jaunisse transmise par l’intermédiaire de pucerons dont l’arrivée fut précoce et massive. La France est le premier producteur de sucre européen. Pour soutenir la production de la filière, le Gouvernement a accordé des dérogations provisoires, par la loi n° 2020-1578 du 14 décembre 2020 relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières, conformément à l’article 53 du règlement (CE) n° 1107/2009, pour l’utilisation de l’imidaclopride et le thiaméthoxame jusqu’au 1er juillet 2023. L’article 53 du règlement permet à un État membre d’accorder une dérogation pour l’utilisation d’un pesticide non homologué en Europe pour une période temporaire « n’excédant pas cent vingt jours » et « en raison d’un danger qui ne peut être maîtrisé par d’autres moyens raisonnables ».
Les députés Mme Hélène Laporte (RN) et M. Stéphane Travert (EPR), dans le cadre de l’évaluation de la loi n° 2020-1578 du 14 décembre 2020, ont mis en évidence les risques et conséquences environnementales résultant de l’utilisation des néonicotinoïdes de manière dérogatoire. Les rapporteurs avaient conclu que « les arrêtés de dérogation pris en application de la loi de 2020 ont eu des effets négatifs sur l’environnement, du fait de la dangerosité des substances autorisées », et rappellent que « la forte solubilité des néonicotinoïdes dans l’eau et leur persistance dans les sols et les milieux aquatiques entraînent une contamination étendue de l’environnement, y compris dans les zones non traitées ».
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4Bernard Manin a dirigé la thèse de Mélanie Heard en pensée politique, 2003-2007.