Philippe Aghion, Prix Nobel 2025 d’Economie.
Le think tank Evidences est honoré de voir Philippe Aghion, membre de notre comité éditorial, récompensé par le prix Nobel d’économie avec ses deux collègues américains Joel Mokyr et Peter Howitt pour leurs contributions décisives à l’économie de l’innovation.
A travers eux, c’est l’idée même d’« Innovation-driven economic growth » qui se voit consacrée. Une croissance économique qui sert la justice sociale et la démocratie autant qu’elle s’en nourrit, parce qu’elle est guidée par des choix politiques qui encouragent la science autant qu’ils s’en nourrissent.
Philippe Aghion montre inlassablement qu’investir dans la recherche, ce n’est pas seulement produire de la connaissance, c’est aussi faire un choix de société. C’est préparer l’avenir et structurer un espace public fondé sur les faits. La science est une infrastructure de la démocratie, un levier de compétitivité et une réponse stratégique aux défis du XXIème siècle. L’État doit donc piloter un écosystème scientifique cohérent, lisible et évalué : pour cela, la science doit être identifiée dans le débat public comme une priorité politique, source de croissance et de justice.
Dans ses publications et dans ses leçons du Collège de France (une mine accessible à chacun en ligne depuis sa leçon inaugurale en octobre 2015 à laquelle assistait Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie), il a expliqué sans relâche pourquoi l’Etat doit soutenir l’innovation et comment il peut le faire en discriminant précisément quels outils evidence-based marchent pour quelles fins. Et parmi ces fins, la richesse produite ne doit pas être indiscriminée : si l’innovation permet, selon le titre de son cours de 2021, de « repenser le capitalisme », c’est pour mieux garantir la justice sociale au sein d’un Etat productif et protecteur. Il a souligné ainsi que, si les moyens publics qui soutiennent la recherche et l’innovation méritent d’être plus soigneusement calibrés qu’ils ne le sont (par exemple le crédit impôt recherche…), en transversale plus large il faut aussi prêter attention aux politiques globales d’éducation et d’immigration, seules capables de favoriser les meilleures chances de voir émerger à terme les innovateurs dont nous avons besoin. « On aimerait un capitalisme qui soit aussi innovant que le capitalisme américain, mais aussi protecteur et/ou inclusif que le capitalisme scandinave par exemple ». Et Aghion de nous dire comment faire.
Au plan de la méthode, documentant précisément par l’évaluation, les données de la recherche, l’expérimentation et la modélisation, les outils les plus efficients du soutien public à la recherche, il incarne la figure de cette expertise dont l’action publique a tant besoin pour discerner en connaissance de cause (« evidence-informed ») les choix politiques les plus efficaces et les justifier avec transparence auprès des citoyens.
Mais l’action publique ne se sert de la légitimation de la science qu’à due proportion des garanties d’indépendance qu’elle lui assure en retour : sur ce point, la recherche fondamentale, la curiosité scientifique et la liberté académique ont à coup sûr en Philippe Aghion un défenseur acharné, alternant à l’envi le registre moral de ce à quoi la science nous oblige, et le registre pratique de l’utilité qu’elle remplit dans la cité, même lorsqu’elle semble le plus spéculative.
En même temps qu’elle fait progresser la connaissance, la recherche scientifique est à l’origine des applications qui fertilisent le progrès technique et le déploiement à grande échelle des innovations dans la sphère productive et la société. En cela, elle est l’un de ressorts majeurs de la croissance à long terme de nos économies et de notre prospérité collective. Elle est, par ailleurs, l’un des moyens de répondre aux grands défis du siècle (énergie, climat, santé, défense) et de favoriser, non pas la production de richesses indiscriminées, mais une croissance durable au service des générations présentes et futures.
Ces relations entre recherche et innovation ne sont pourtant pas un long fleuve tranquille. Elles donnent lieu à de puissants phénomènes de « destruction créatrice », selon le mot de Schumpeter repris par Philippe Aghion dans son livre de 2020 : les découvertes d’aujourd’hui font en effet le lit des innovateurs de demain en même temps qu’elles déclassent les innovateurs d’hier lorsqu’ils ont basculé dans la gestion de rentes ou de positions acquises. Toutes les révolutions scientifiques et techniques ont ainsi, tour à tour, redistribué les cartes du succès économique et finalement de la puissance à l’intérieur des sociétés comme entre les sociétés. Les prochaines ne feront pas exception à la règle.
C’est pourquoi il s’agit pour l’Etat d’impulser une « nouvelle croissance », celle que Philippe Aghion appelle « de l’IA et de l’innovation verte ». S’il apparaît évident qu’à court terme la transition écologique sera coûteuse puisqu’elle oblige les entreprises à abandonner des activités de production et d’innovation qu’elles maîtrisaient très bien, il faut donc que l’Etat intervienne pour rediriger l’innovation des entreprises hors des technologies polluantes. Parmi les leviers qui marchent, Philippe Aghion en rappelle toujours un qui s’avère très puissant dans une économie concurrentielle : le comportement éclairé des consommateurs grâce à l’action publique d’information. « Agir sur la demande des consommateurs en faveur de l’environnement, tout en augmentant la concurrence, est aussi efficace pour induire l’innovation verte qu’une augmentation, via une taxation, de 17% du prix de l’énergie fossile : l’avantage du levier informationnel est qu’il nous aide à éviter une nouvelle crise des « gilets jaunes » ». Une donnée qui illustre à plein la façon dont Philippe Aghion parle de croissance et d’innovation : en lien étroit toujours avec l’émancipation éclairée de l’opinion, avec la démocratie et la justice sociale qu’elles favorisent et qui les favorisent. Du savoir jusqu’au pouvoir d’agir – et réciproquement.