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Faire de la science une priorité politique

Par par Agnès Buzyn Et Mélanie Heard
Publié le 2 octobre 2025

Le débat public autour de la science a pris une acuité particulière depuis la réélection de Donald Trump aux États-Unis. Le déni de la preuve scientifique n’est plus marginal : il entraîne des conséquences politiques majeures, fragilisant les politiques de santé, la transition écologique et, plus largement, les fondements démocratiques. Le rapport Draghi 1 rappelle que l’innovation n’est pas un luxe économique, mais le socle de la cohésion sociale et de la politique européenne. La science est dès lors une priorité politique, condition de la croissance, du bienêtre collectif et de la résilience démocratique.

La recherche et l’innovation ont besoin de l’État
L’histoire des politiques scientifiques, depuis le rapport fondateur de Vannevar Bush 2 en 1945, « Science : the endless frontier » 3 rappelle que la main invisible du marché n’engendre pas, à elle seule, l’effort de recherche nécessaire, singulièrement en matière de recherche fondamentale. Les incitations privées sont insuffisantes pour des activités longues, risquées et faiblement appropriables. De la course spatiale à la lutte contre la Covid-19, seul l’État peut organiser le continuum entre la recherche fondamentale et ses applications. Le bénéfice social de l’innovation dépasse son bénéfice privé, justifiant ainsi une action publique. Si la croissance des dépenses de recherche et développement (R&D) a ralenti pendant la pandémie, elle a malgré tout continué de progresser dans la zone de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) créant ainsi un précédent, puisque pour la première fois, une récession mondiale ne s’est pas traduite par une chute des dépenses de R&D, démontrant combien celles-ci font partie de la réponse à la crise. En 2025, avec une croissance de 8,7 %, les dépenses de R&D en Chine ont continué de surpasser celles de la zone OCDE, ainsi que celles des États-Unis (1,7 %) et de l’Union européenne (1,6 %) en 2023, tandis qu’en France, cet effort a reculé de 0,5 %. En 2022, en France, les dépenses publiques et privées en R&D représentaient 2,22 % du produit intérieur brut (PIB) (versus 2,73 % en moyenne au sein de l’OCDE), soit 58,9 milliards d’euros. Est-ce suffisant ? Est-ce fléché efficacement ? Quelle idée peut-on se faire du rendement de cet investissement ?

“De la course spatiale à la lutte contre la Covid-19, seul l’État peut organiser le continuum entre la recherche fondamentale et ses applications.”

Évidences : nourrir l’intelligence collective par les faits.
L’État, que ce soit en dépense publique propre ou par son soutien à l’innovation privée, assume une part importante de la dépense nationale de recherche : la part des administrations publiques dans la dépense de recherche, c’est environ 1 % du PIB en France (ce qui est plus élevé que dans les autres pays du G7) si on additionne le soutien au privé (dont le crédit d’impôts recherche) et la recherche publique. Les instruments mobilisés demeurent cependant peu lisibles pour les contribuables. Pourtant, comme le souligne l’OCDE en 2021 4 l’efficacité dépend du bon agencement d’un vaste policy mix : subventions directes, incitations fiscales, partenariats public-privé, programmes orientés vers une mission, agences de financement, et politiques transversales (éducation, concurrence, propriété intellectuelle). La lisibilité de ces leviers est un impératif démocratique : les citoyens ont droit à des preuves sur ce qui fonctionne. Le think-tank Évidences 5 s’inscrit dans cette logique. Nous défendons le droit d’accès aux données et à l’évaluation, afin d’éclairer les décisions publiques. Notre démarche combine veille scientifique, analyses quantitatives et débats ouverts, pour inscrire la culture de la preuve au coeur des politiques. Sur l’impact des politiques de soutien à la recherche et à l’innovation, la littérature est vaste : il est aujourd’hui possible de partager dans le débat public un état de l’art sur ce qui fonctionne bien et ce qui fonctionne moins bien. Les modèles de croissance endogène démontrent la rentabilité macroéconomique de la R&D publique et privée 6 . Les méta-analyses récentes confirment un multiplicateur budgétaire supérieur à 1,3 pour l’investissement public en recherche 7 . Cependant, les mécanismes de diffusion vers le secteur productif restent hétérogènes. Un premier consensus concerne le financement de la recherche publique, et notamment de la recherche fondamentale. L’idée est que la recherche fondamentale sert d’étape 0 à des recherches appliquées dans une multiplicité de secteurs, tandis que la recherche appliquée est d’emblée spécialisée dans un secteur particulier. Comme la recherche fondamentale génère davantage d’externalités technologiques que la recherche appliquée, externalités qui, aux yeux d’un investisseur privé, seraient susceptibles de bénéficier à la concurrence, les entreprises ont tendance à toujours sous-investir dans la recherche fondamentale. C’est pourquoi le rôle de l’État et de l’Université demeure crucial.

“Notre démarche combine veille scientifique, analyses quantitatives et débats ouverts, pour inscrire la culture de la preuve au coeur des politiques.”

La boîte à outils de la politique d’innovation : les leçons des évaluations empiriques
Mais au-delà, comment cet investissement public dans la recherche a-t-il un effet d’entraînement sur l’innovation privée, et quel rôle pour l’État dans le financement de la R&D des entreprises ? Un consensus croissant s’établit autour de l’idée selon laquelle les incitations fiscales à la R&D sont particulièrement efficaces pour stimuler les activités innovantes proches de la mise sur le marché. À l’inverse, les subventions directes apparaissent mieux adaptées au financement de la recherche de long terme, plus risquée, ainsi qu’au soutien de secteurs stratégiques générateurs de biens publics ou porteurs de forts effets d’entraînement. Ces deux instruments constituent des leviers complémentaires du soutien à la R&D privée. Toutefois, face à l’ampleur des défis sociétaux contemporains – en particulier la transition écologique – une stratégie d’intervention publique plus directive et ciblée semble désormais nécessaire. Or, depuis deux décennies, les politiques publiques ont au contraire privilégié les mécanismes fiscaux, comme le crédit d’impôts recherche (CIR) en France. Pourtant, les évaluations actuelles ne parviennent pas à démontrer un impact positif clair du CIR sur l’innovation, soulignant l’importance de bien concevoir et adapter, en amont, les politiques publiques de soutien à l’innovation. Une réforme du dispositif, pour cibler de manière plus stratégique les entreprises susceptibles d’en bénéficier le plus et générer plus d’avantages sociaux, est à l’agenda public.

Comment la France peut-elle alors retrouver une place parmi les nations les plus innovantes et répondre à ses ambitions de souveraineté nationale et d’autonomie technologique ? La réponse ne dépend pas uniquement d’efforts financiers, a récemment rappelé La Fabrique de l’industrie 8 en 2022 9 . La qualité de la collaboration entre la recherche publique et les entreprises est aussi une composante essentielle de la capacité d’innovation d’un pays. Ainsi, l’initiative des laboratoires d’excellence (LabEx 10 ), qui vise depuis 2010 à financer des laboratoires d’excellence dans le but de générer des externalités positives sur le secteur privé, présente un rendement élevé : l’étude de Bergeaud, en 2023, 11 révèle que le quart des entreprises avoisinant ces LabEx ont augmenté leurs dépenses de R&D de 18 %, et leurs brevets triadiques 12 de 12 %, pour un investissement public de 1,5 Md € sur dix ans. Au-delà des chiffres, l’étude met en lumière un mécanisme essentiel : l’innovation ne se décrète pas, elle se construit par des interactions continues et structurées entre recherche publique et monde économique. Les LabEx apparaissent ainsi comme un dispositif exemplaire de politique publique, capable de transformer des investissements académiques en potentiel économique concret.

“Comment la France peut-elle alors retrouver une place parmi les nations les plus innovantes et répondre à ses ambitions de souveraineté nationale et d’autonomie technologique ?”

Une littérature récente a mis en lumière le rôle crucial de l’État pour l’innovation privée en tant qu’initiateur de grands projets ambitieux, tels que la conquête spatiale (on parle de « moonshots » 13 ). Cette question se pose singulièrement à la lumière des grands défis climatiques, techniques et sociétaux auxquels l’Europe fait face en ce début du xxie siècle : l’idée est que l’intervention publique soit mobilisée pour faire advenir des marchés solvables qui ne naîtraient pas tous seuls, remettant par là au goût du jour une réflexion européenne sur les politiques « orientées vers une mission » et plus précisément sur la création d’agences de type ARPA 14 , comme la NASA. Aujourd’hui, face à des problèmes de plus en plus systémiques, on observe en France comme ailleurs un intérêt croissant pour les politiques « orientées vers une mission », conçues pour mobiliser la recherche et l’innovation publiques et privées au service de la résolution des défis sociétaux. Ce paradigme recouvre la volonté de viser un objectif précis et ambitieux dans un calendrier donné, de fédérer tous les acteurs concernés y compris privés, d’agir sur l’ensemble des domaines nécessaires et de couvrir toute la chaîne d’innovation en mettant en cohérence les parties prenantes. Il implique une forte intervention de l’État dans la définition des objectifs et la mobilisation des ressources. En France, les « stratégies d’accélération » du 4e programme d’investissements d’avenir (PIA4), aujourd’hui intégré au sein de France 2030 lancé en 2021 15 , s’inscrivent clairement dans cette logique.

L’urgence d’un débat démocratique.
Face à la multiplicité des instruments d’action publique, la typologie des leviers mobilisés par l’État est souvent opaque dans le débat public, et semble très « technocratique » aux citoyens, alors que l’investissement des moyens de la solidarité nationale est au coeur de l’enjeu. En somme, aucun levier ne suffit isolément. Les politiques les plus efficaces combinent soutien horizontal (CIR) et dispositifs verticaux (LabEx, ARPA-like), sous une gouvernance agile et transparente. Investir dans la recherche, ce n’est pas seulement produire de la connaissance, c’est aussi faire un choix de société. C’est préparer l’avenir et structurer un espace public fondé sur les faits. La science est une infrastructure de la démocratie, un levier de compétitivité et une réponse stratégique aux défis du xxie siècle. L’État doit piloter un écosystème cohérent, lisible et évalué : pour cela, la science doit être identifiée dans le débat public comme une priorité politique. Making science a political priority

“Investir dans la recherche, ce n’est pas seulement produire de la connaissance, c’est aussi faire un choix de société.”
Notes
  • 1
    Il s’agit d’un rapport publié en 2024 par Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne de 2011 à 2019, qui traite de la compétitivité européenne et de l’avenir de l’Union européenne (ndlr).
  • 2
    Vannevar Bush (1890-1974) est un ingénieur américain, conseiller scientifique du président Roosevelt et chercheur au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il est principalement connu en tant que maître d’oeuvre de la politique de recherche scientifique des États-Unis lors de la Seconde Guerre mondiale (ndlr).
  • 3
    Bush V, Holt RD. Science, the endless frontier. : Princeton, NJ : Princeton University press, 2021 : 192 p.
  • 4
    https://www.oecd.org/fr/topics/sub-issues/public-support-to-rd-and-innovation.html
  • 5
    https://www.institut-evidences.fr/
  • 6
    Aghion P, Howitt P. A model of growth through creative destruction. Econometrica 1992 ; 60 : 323-51.
  • 7
    Cherif R, Grimpe C, Hasanov F, Sofka W. Promoting innovation: the differential impact of R&D subsidies. J Ind Compet Trade 2023 ; 23 : 187-241.
  • 8
    La Fabrique de l’industrie est un laboratoire d’idées français créé en 2011, dédié aux problématiques de l’industrie et aux liens de celle-ci avec l’économie et la société (ndlr).
  • 9
    https://www.la-fabrique.fr/wp-content/uploads/2023/07/2023-05-30-pj-1-rapport-annuel-provisoire- 2022.pdf
  • 10
    LabEx est un des instruments du programme d’investissements d’avenir, destiné à soutenir la recherche d’ensemble d’équipes sur une thématique scientifique donnée.
  • 11
    Cherif R, Grimpe C, Hasanov F, Sofka W. Promoting innovation: the differential impact of R&D subsidies. J Ind Compet Trade 2023 ; 23 : 187-241.
  • 12
    Les familles de brevets triadiques sont un ensemble de brevets déposés auprès de trois des principaux offices, à savoir l’Office européen des brevets (OEB), l’Office japonais des brevets (JPO) et le patent and trademark Office des États-Unis (USPTO) (ndlr).
  • 13
    Au départ, un moonshot désigne un tir spatial destiné à faire alunir un objet, un vaisseau, cette expression étant à rapporter au programme américain, de la NASA, le programme Apollo de la conquête spatiale des années 1970. Puis par extension, moonshot désigne des projets ambitieux à hauts risques (ndlr).
  • 14
    ARPA ou advanced research projects agency est une agence issue d’un projet du gouvernement des États-Unis visant à soutenir les nouvelles technologies (ndlr).
  • 15
    https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/france-2030
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