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Lutte contre la désinformation : l’idée d’une vaccination cognitive annonce-t-elle un changement de paradigme ?

La lutte contre la prolifération de la désinformation en ligne est à l’agenda politique, médiatique et scientifique. Acteurs publics, chercheurs en psychologie, sciences cognitives, économie, sociologie etc., entreprises de la tech, plateformes ou médias sont convoqués à une urgence démocratique et sociétale : concevoir, mettre en œuvre et évaluer des interventions pour protéger la société du poison de l’obscurantisme.

Par Mélanie Heard
Publié le 3 juillet 2025

Quels sont les leviers efficaces ? Nous sommes tous familiers désormais des concepts de fact-checking, de debunking, ou d’éducation aux médias et à l’esprit critique. Mais savoir réellement quel type d’intervention marche le mieux pour contrer la désinformation ne va en réalité pas de soi. C’est même l’objet d’un continent de recherche, de connaissances et d’expérimentations en plein essor dans la littérature scientifique internationale ; et c’est aussi le terrain aujourd’hui d’une controverse majeure entre deux modèles théoriques concurrents.

 

Une controverse théorique et expérimentale : debunking vs prebunking

Cette controverse oppose deux compréhensions différentes de la lutte contre la désinformation ; elles s’expriment toutes deux volontiers à travers une analogie avec le paradigme biologique de la contagion. Celui-ci, on le sait bien depuis le Covid, croise toujours trois variables : la virulence de l’agent, l’intensité de l’exposition, et la susceptibilité de l’hôte. S’agissant de la désinformation, ces trois variables s’articulent différemment dans les deux modèles théoriques qui s’opposent aujourd’hui. D’un côté, on décrira la diffusion de la mauvaise information comme une épidémie à laquelle tous sont de fait exposés au point d’en devenir à leur tour agents contagieux, et qu’il faut combattre ex post en réduisant la nocivité des agressions et en soignant les symptômes.

En face, on retiendra le même modèle épidémique mais pour faire valoir l’importance d’une prophylaxie ex ante en se référant au modèle vaccinal de l’inoculation préventive : il ne s’agit alors plus de réduire l’exposition ni la virulence de l’agression, mais d’atténuer en amont la susceptibilité des récepteurs-hôtes-transmetteurs. L’immunisation des agents passe alors par une exposition contrôlée et raisonnée à la mauvaise information, susceptible de produire ce qu’on pourrait appeler des « anticorps de rationalité » produits par « vaccination cognitive ».

 

Les promesses du prebunking : résultats empiriques et validation scientifique

Le modèle dit de l’inoculation psychologique en prebunking (pré-démystification) expose les individus à des versions affaiblies d’arguments trompeurs pour renforcer leur « résistance cognitive ».

En la matière, les travaux de Sander van der Linden en psychologie sociale à Cambridge font référence depuis une dizaine d’années. Cette approche, selon son promoteur, « repose sur l’idée que si les gens sont prévenus qu’ils pourraient être désinformés et sont exposés à des exemples affaiblis des façons dont ils pourraient être trompés, ils deviendront plus immunisés contre la désinformation ».

La qualité de ces résultats est aujourd’hui susceptible de justifier un changement de paradigme pour l’action publique de lutte contre la désinformation : ils suggèrent que les dispositifs de debunking ex post des fake news ou de fact checking ne sont pas, à eux seuls, les plus efficaces. La méthode a reçu l’appui remarqué d’Ursula von der Leyen dans son discours de réélection à la présidence en 2024. Au Sommet pour la démocratie de Copenhague en 2024, elle a exprimé son soutien à cette démarche en termes clairs :

« À mesure que la technologie évolue, nous devons renforcer l’immunité de la société face à la manipulation de l’information. Les recherches ont montré que le pré-bunking est plus efficace que le dé-bunking. Le pré-bunking est l’opposé du dé-bunking. En gros, la prévention est préférable à la guérison. Considérez la manipulation de l’information comme un virus. Au lieu de traiter l’infection une fois qu’elle est installée, il est préférable de la prévenir en vaccinant notre corps pour qu’il devienne immunisé. Le pré-bunking repose sur la même approche. En effet, la désinformation repose sur la transmission de personne à personne ; il est donc essentiel que les gens sachent quelle est l’influence de la désinformation malveillante et quelles sont les techniques utilisées. Plus ces connaissances augmentent chez la personne, plus les risques d’être influencés diminuent. Et cela renforce la résilience sociétale dont nous aurons besoin ».

Comme le souligne Ursula von der Leyen, l’inoculation psychologique repose sur une logique préventive : en enseignant aux utilisateurs à identifier les marqueurs sous-jacents de la désinformation (comme l’usage d’un langage émotionnel par exemple), ils peuvent mieux résister aux contenus trompeurs qu’ils rencontrent ultérieurement.

Les résultats publiés ont validé la logique sous-jacente de ce type d’interventions. L’innovation majeure de van der Linden et de son équipe réside dans le développement du jeu « Bad News », une intervention contre les fausses informations visant à construire une résistance cognitive et psychologique contre la désinformation en ligne. Dans ce jeu, les joueurs « se mettent dans la peau » d’un créateur de fausses nouvelles, apprenant ainsi les techniques de manipulation de l’intérieur. Van der Linden décrit ainsi cette approche :

« Les recherches montrent que les fausses nouvelles se propagent plus rapidement et plus profondément que la vérité, si bien que lutter contre la désinformation après coup peut s’apparenter à une bataille perdue d’avance… Nous voulions voir si nous pouvions démystifier les fausses nouvelles de manière préventive, en exposant les gens à faibles doses aux méthodes utilisées pour créer et diffuser la désinformation, afin qu’ils comprennent mieux comment ils pourraient être trompés… C’est une version de ce que les psychologues appellent la « théorie de l’inoculation » : notre jeu fonctionne comme une vaccination psychologique ».

Les études contrôlées randomisées menées par l’équipe ont démontré des résultats significatifs grâce au jeu « Bad news » : les joueurs y incarnent un créateur de fausses informations opérant dans un univers simulé, où l’objectif est de gagner des abonnés en utilisant des techniques de manipulation courantes dont la typologie est la suivante :

Impersonation : se faire passer pour une personnalité crédible.
Conspiracy : diffuser des théories du complot.
Polarisation : exagérer des oppositions idéologiques.
Discrediting : attaquer des sources légitimes.
Trolling : provoquer émotionnellement.
Emotionally provocative content : jouer sur les sentiments forts

Sur des critères de perception de la fiabilité des messages reçus, de confiance en soi, de changement d’attitude, les chercheurs mesurent, en les exposant à des contenus trompeurs avant et après le jeu, si le fait d’avoir joué construit chez les participants une résistance psychologique contre les stratégies communes de désinformation en ligne. Dans une étude à grande échelle sur les réseaux sociaux, l’équipe a observé une amélioration significative de la littératie informationnelle des utilisateurs : la fiabilité perçue était réduite de 24 % pour les tactiques d’“impersonation”, 20 % pour la “conspiracy”, 19 % pour le “discrediting”, ≈10 % pour la “polarisation ». L’effet ne dépendait pas de l’idéologie, l’âge ou le niveau d’éducation. Cette base empirique de la théorie de l’inoculation a été récemment étendue aux contenus multimodaux avec le développement du jeu « Cat Park » qui traite de la désinformation véhiculée par les images et vidéos.

Enfin, une récente méta-analyse (Lu et al., 2023) a apporté une validation cruciale à cette démarche. Cette méta-analyse a trouvé un soutien solide pour l’utilisation des traitements d’inoculation dans la réduction de l’adhésion à la désinformation (d = −0.36, IC95% [−0.23, −0.50], p < 0.001). Cette méta-analyse revêt une importance cruciale pour plusieurs raisons. Premièrement, elle agrège les résultats de multiples études indépendantes, offrant ainsi une estimation plus robuste et généralisable de l’efficacité du pré-bunking que ne pourrait le faire une étude isolée. L’effet observé (d=-0.36) correspond à un effet de taille moyenne selon les conventions de Cohen, ce qui est considéré comme substantiel dans le domaine de la psychologie sociale appliquée. Deuxièmement, la significativité statistique (p<0.001) et l’intervalle de confiance qui n’inclut pas zéro confirment la réplicabilité potentielle de ces effets dans différents contextes.

Cette validation empirique solide légitime l’investissement dans des interventions de pré-bunking à grande échelle et fournit aux décideurs politiques et aux plateformes numériques une base scientifique robuste pour implémenter ces stratégies préventives.

“Quels sont les leviers efficaces ? Nous sommes tous familiers désormais des concepts de fact-checking, de debunking, ou d’éducation aux médias et à l’esprit critique. Mais savoir réellement quel type d’intervention marche le mieux pour contrer la désinformation ne va en réalité pas de soi.”

Un bémol récent : efficacité limitée en contexte naturel ?

Cependant, une controverse méthodologique fondamentale émerge concernant la validité de ces résultats dans un environnement non-contrôlé : comme dans toute étude d’efficacité, quelle est la portée des résultats en vie réelle ? Les études ont principalement testé l’inoculation dans des environnements contrôlés : les participants sont exposés à une intervention de plusieurs minutes, puis immédiatement confrontés à des stimuli synthétiques ou créés par les chercheurs qui correspondent étroitement aux caractéristiques ciblées par l’intervention. Cette approche soulève un enjeu méthodologique classique en psychologie cognitive, qui interroge la capacité des individus à appliquer spontanément les connaissances acquises dans de nouveaux contextes.

L’équipe de Sze Yuh Nina Wang (Université Cornell) et Gordon Pennycook, en collaboration avec Kathleen M. Carley (Université Carnegie Mellon) et Hause Lin (MIT Sloan School of Management), s’attaque frontalement à cette limitation dans une étude publiée dans PNAS Nexus en mai 2025.

Les chercheurs identifient un hiatus critique entre les résultats expérimentaux contrôlés et l’efficacité réelle dans les contextes naturels d’usage. Ils soulignent que pour être véritablement efficace contre la désinformation à grande échelle, l’inoculation doit non seulement être rapidement déployable auprès de nombreux utilisateurs, mais aussi produire des effets bénéfiques qui se maintiennent dans les contenus que les individus rencontrent réellement dans leur vie quotidienne.

Cette problématique s’avère particulièrement saillante dans le contexte des médias sociaux, environnement « distrayant » où une quantité massive de contenus entre en compétition pour l’attention des utilisateurs. C’est ainsi que les résultats publiés tout récemment dans PNAS Nexus remettent en question la portée réelle du pré-bunking dans des environnements naturels comme les réseaux sociaux. Ils soulignent que les effets observés en laboratoire ne se transfèrent pas toujours dans des contextes réalistes, plus bruyants et cognitivement chargés. À l’aide d’une plateforme simulée (Yourfeed), les chercheurs ont testé l’efficacité d’une vidéo brève d’inoculation dans cinq études randomisées rassemblant près de 4000 participants. L’environnement expérimental immersif reproduit les dynamiques attentionnelles et comportementales d’un véritable fil d’actualité sur les réseaux sociaux : temps de défilement, likes, partages. Après avoir visionné la vidéo de pré-bunking, les participants naviguent sur un fil d’actualité artificiel contenant des tweets réels  ou simulés et sont exposés à diverses techniques de manipulation (émotion, fausse dichotomie, ad hominem…) plus ou moins manifestes. Les chercheurs enregistrent le temps passé sur chaque message (proxy de l’attention), les likes (approbation affective) et les partages (propagation du contenu) selon les différents modes d’exposition à la manipulation qu’ils ont conçus. Résultat : les comportements des participants ne dégagent quasiment aucun effet significatif de la vidéo de pré-bunking.

Ces résultats suggèrent que l’inoculation, malgré son efficacité démontrée en contexte expérimental contrôlé, pourrait bien perdre de son efficacité lorsque les contenus deviennent très hétérogènes dans les flux d’information réels. Cela soulève une question méthodologique cruciale sur la validité en vie réelle du modèle de l’inoculation et des résultats expérimentaux de Van der Linden et coll.

 

La lutte contre la désinformation n’est pas affaire de bon sens, mais de science

En tout état de cause, cette controverse met surtout en lumière un enjeu fondamental aujourd’hui : pour lutter efficacement contre la désinformation, il est essentiel de s’appuyer sur une démarche scientifique rigoureuse et empirique.

Le prebunking, s’il offre des résultats prometteurs dans des environnements contrôlés, pourrait voir son efficacité diminuer dans des contextes plus réalistes. Pour autant, la validité du modèle demeure réelle et invite à réévaluer les modalités d’intervention publique. Les connaissances progressent et permettent, si on les mobilise à bon escient, de mieux calibrer les outils d’intervention. Cette littérature scientifique en plein essor dans le champ de la psychologie sociale et des sciences cognitives commande aujourd’hui de concevoir les politiques publiques de lutte contre la désinformation comme des dispositifs evidence-based, expérimentaux et évaluables. Combattre l’obscurantisme et défendre l’accès à la science dans la société, ça se fait en somme en lisant la recherche, en expérimentant et en confrontant les résultats, c’est-à-dire en s’appuyant sur de la science, pas sur l’intuition et le simple bon sens !

“Ces résultats suggèrent que l’inoculation, malgré son efficacité démontrée en contexte expérimental contrôlé, pourrait bien perdre de son efficacité lorsque les contenus deviennent très hétérogènes dans les flux d’information réels.”
Pour citer cet article :

M.Heard. (2025). “Lutte contre la désinformation : l’idée d’une vaccination cognitive annonce-t-elle un changement de paradigme ?“. Institut Evidences

 

Sources :

Basol, M., Roozenbeek, J., Berriche, M., Uenal, F., McClanahan, W. P., & van der Linden, S. (2021). Towards psychological herd immunity: Cross-cultural evidence for two prebunking interventions against COVID-19 misinformation. Big Data & Society, 8(1)

Lu, J., et al. (2023). Meta-analysis of inoculation theory in misinformation research.

Roozenbeek, J., & van der Linden, S. (2019). Fake news game confers psychological resistance against online misinformation. Palgrave Communications, 5, 1-10.

Roozenbeek, J., & van der Linden, S. (2020). Good news about bad news: Gamified inoculation boosts confidence and cognitive immunity against fake news. Journal of Cognition, 3(1), 2. [https://doi.org/10.5334/joc.91](https://doi.org/10.5334/joc.91)

Roozenbeek, J., van der Linden, S., & Nygren, T. (2020). Prebunking interventions based on inoculation theory can reduce susceptibility to misinformation across cultures. Harvard Kennedy School Misinformation Review, 1(2).

van der Linden, S. (2024). Countering misinformation through psychological inoculation. Advances in Experimental Social Psychology, 69, 1–58.

van der Linden, S. (2024). Foolproof: Why we fall for misinformation and how to build immunity. W. W. Norton & Company.

van der Linden, S., & Roozenbeek, J. (2021). Psychological inoculation against misinformation. In R. Greifeneder, M. Jaffé, E. J. Newman, & N. Schwarz (Eds.), The psychology of fake news (pp. 147–169). Routledge.

van der Linden, S., Roozenbeek, J., & Compton, J. (2020). Inoculating against fake news about COVID-19. Frontiers in Psychology, 11, 566790. [https://doi.org/10.3389/fpsyg.2020.566790](https://doi.org/10.3389/fpsyg.2020.566790)

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